NIETZSCHE CONTRE LE TRAVAIL
08/10/2017
« Les Américains aspirent à l’or ; et leur frénésie de travail – le vrai vice du Nouveau Monde – commence déjà à ensauvager la vieille Europe en y décimant d’étrange sorte la pensée.
On a maintenant honte du repos ; on éprouverait presque un remords à méditer. On pense montre en main, tout de même qu’on déjeune, un œil sur le courrier de la Bourse ; on vit constamment comme le monsieur qui a peur de "rater quelque chose".
"Mieux vaut agir que ne rien faire", voilà encore un de ces principes chargés à balle qui risquent de porter le coup de grâce à toute culture supérieure, à toute suprématie du goût. Cette frénésie de travail sonne le glas de toute forme ; pis, elle enterre le sentiment même de cette forme, le sens mélodique du mouvement ; on devient aveugle et sourd à toutes les harmonies. […]
On manque de temps, on manque de force à consacrer à la cérémonie, aux détours de la courtoisie, à l'esprit de conversation, et au loisir d'une façon générale. Car la vie, devenue chasse au gain, oblige l’esprit à s’épuiser sans trêve au jeu de dissimuler, de duper, ou de prévenir l’adversaire ; la véritable vertu consiste maintenant à faire une chose plus vite qu’un autre. [...] Si l'on trouve encore du plaisir à la société et aux arts, c'est un plaisir du genre de ceux que peuvent se tailler des esclaves tués de travail [...] Chaque jour, le travail accapare davantage la bonne conscience à son profit : le goût de la joie s'appelle déjà "besoin de repos"; il commence à rougir de lui-même [...].
Eh bien autrefois, c'était le contraire : c'était le travail qui donnait des remords. Un homme bien né cachait le sien, si la misère le contraignait à en faire un. »
Friedrich Nietzsche
(Le gai savoir, 1882, traduction d'Alexandre Vialatte)
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